All by my selfie

David Shrigley

1968 -

David Shrigley

L'artiste

Dessins, photos, sculptures alliés à un humour noir font de David Shrigley un chroniqueur incisif de la vie moderne, qui incorpore l'allégorie religieuse à la critique du monde social sur le monde de médiations espiègles. L'œuvre What Decay looks like (2001) suggère une thématique du travail de David Shirley - la carie. L’immense molaire cariée qui se regarde dans le miroir, reflète l’angoisse d’une rage de dents qui peut devenir, chez le sujet souffrant, une monomanie égocentrique obsédante : « J’ai mal aux dents, donc, je suis une dent ». Cette sculpture de dent trouée est emblématique du pathos qui figure constamment dans l'œuvre de cet artiste. Rien n'est anodin, tout mérite de la réflexion. Le monde de Shrigley est ainsi un monde où l’absurdité règne en grande prêtresse, où les complexes et névroses de chacun d’entre nous, prennent des proportions grandiloquentes, donc grotesques.

Frac Provence-Alpes-Côte d'Azur, 2005

Regard sur une œuvre :
What Decay looks like
2001


LA DENT — Que suis-je donc, seule, face à ce grand miroir ? Une sculpture ? Une installation ? Un dessin extrudé ? Suis-je figurative, abstraite, symbolique ou allégorique ? Comique ? Tragique ? Le doute m’assaille… LE REFLET — Fin de l’identification : nous sommes bien tout cela à la fois. Acceptons notre sort, cette maudite formalisation figurative qui nous constitue en alliance trouble de séduction et de malaise, entre hommage à la sculpture contemporaine (Tony Cragg), pop art, comics et Vanité. Ésotérique et burlesque à la fois, nous jouons les personnages d’une scène improbable, fantastique et infantile, quasi-régressive, qu’on pourrait croire née d’un songe ou extraite d’un dessin animé. Une absurdité en trois dimensions, en décalage par sa réalisation soignée avec la forme brouillonne des dessins qui constituent l’essentiel du travail de notre concepteur… Hélas, cette incohérence abolit toute certitude ou confort face à notre propos. Qu’importe: nous resterons dérangeante de netteté et blancheur suspectes, vaguement ludique mais certainement pas rassurante. Car nous représentons l’anti-design. Nous sommes une œuvre d’art.

SCÈNE I (... Pour mesure) Intérieur, jour : une dent géante criblée de trous posée sur le sol face à un haut miroir. Dialogue.

SCÈNE II (Rêver, peut-être) LA DENT — Œuvre ? Je me sens misérable comme un organe sans corps, arraché du vivant. Misère et contrition… impossible intégrité de la pièce retranchée… LE REFLET — Exact. Telle est l’ontologie mystérieuse de l’élément organique ou minéral : à la fois toujours mort et vivant, inerte et changeant, matière et corps autonome. Nous sommes à l’image des nombreux organes amputés et des étranges fusions de règnes qui peuplent le travail de notre concepteur : un écureuil empaillé sur un tronc d’arbre tenant sa tête entre ses pattes, des visages en galets, un sabot de cheval perforé de vis, des pelures d’ongles sous une cloche en verre, une feuille de laitue en tissu, un agenda abandonné etc. Autant de reliquats de prélèvement, d’amputation, d’ablation, de pertes, mais reconstitués, fictionnalisés, voire ouvertement factices, entre prothèses médicales et accessoires de scène. Nous-même, dent reflétée, résidons emblématiquement à la limite de l’organe vivant et de la chose morte; alors: à la frontière critique du sujet à l’objet. Telle est certainement la cause de nos troubles : cette recherche d’une identité introuvable du résidu de l’exérèse, du copeau, du rebut de l’humain séparé de son corps. En ce sens, encore, nous sommes une œuvre d’art. 

SCÈNE III (Comédie des erreurs) LE MIROIR (intervient) — (Aparté au public) Il s’agit bien d’un drame, dont nous sommes les témoins: la prise de conscience de soi par l’organe orphelin. (À la dent) Objet incertain, moi seul puis te fonder. Car je représente la réflexivité du monde inversé mais aussi l’image constituante du soi. Celle du «stade du miroir» lacanien, soit : l’identification primitive de l’être face à son reflet. Ah ! Magnifique et fondamental paradoxe d’une intégrité révélée par l’image inversée, qui «situe l’instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction ». Je suis cette fiction réflexive, conscience à travers l’illusion, conscientisation psychanalytique du «moi» étendue à l’objet, jouant la polysémie du verbe «réfléchir». Basique anthropomorphisme objectal ?... Mais ne voyez-vous pas plutôt que ce que j’éclaire ainsi, c’est la question fondamentale de l’autonomie de l’objet d’art. Un objet considéré comme auto-référent, réflexif, insoumis à d’autres logiques que celle de sa propre existence ! LADENT— Oh!

SCÈNE IV (Tempête) Les mêmes (après un long silence) LA DENT (hésitante) — Mais… en insufflant ainsi la conscience, donc la vie, dans l’objet, n’y lance-t-on pas tout aussi immédiatement la course de la mort? LE REFLET (s’esclaffant) — AH! AH! AH! Regarde-toi. Que ta blancheur immaculée ne nous abuse: il y a vraisemblablement quelque chose de pourri dans ta couronne… Tel semble le confirmer le titre de notre tragédie : c’est de déclin, de l’irréductible dépérissement de l’objet dont il est ici question. En fait de stade initiatique, je crains que nous en soyons déjà à l’autre extrémité. Déjà morts: déjà, c’est notre décadence qui s’observe, notre pourriture qui se contemple. Inéluctable mouvement de corruption qui jamais ne s’inverse, justement: «Please do not return ». Et puisque l’organe est «orthopédique de sa totalité », ce que nous désignons par là même de manière grinçante c’est la fin probable de l’homme. Voire: la mort de l’art! LA DENT— Arrrgh…

(Rideau)

Guillaume Désanges, 2004 Extrait de Prêts à prêter : acquisitions et rapport d'activités 2000-2004, Isthme éditions, Paris / Frac Provence-Alpes-Côte d'Azur, Marseille, 2005